60

 

Pitt était persuadé d’être mort. Pourtant, il ne voyait pas sa vie défiler sous ses yeux. Il avait l’impression de somnoler dans son lit, chez lui. Et il y avait aussi Loren, ses cheveux répandus sur l’oreiller, son corps pressé contre le sien, qui l’entourait de ses bras comme pour le retenir. Son visage miroitait et ses yeux violets étaient fixés sur les siens. Peut-être était-elle morte elle aussi.

Elle relâcha son étreinte et s’éloigna, petite silhouette floue, pour disparaître. Une lumière pâle filtrait à travers ses paupières closes et il entendait des voix dans le lointain. Lentement, péniblement, il ouvrit les yeux. Il eut d’abord l’impression de contempler une surface blanche, unie. Un plafond, réalisa-t-il dans le brouillard qui entourait encore son esprit.

Une voix inconnue s’éleva :

« II revient à lui.

— Il faut plus que trois côtes cassées, une commotion cérébrale et quelques litres d’eau de mer dans les poumons pour nous débarrasser de ce type. »

Il n’y avait pas à se tromper sur l’auteur de ces douces paroles.

« C’est bien ce que je craignais, réussit à murmurer Pitt. Je suis en enfer et le diable est là.

— Vous voyez comment il traite son seul et unique ami, fit Al Giordino au médecin en uniforme de la marine.

— Il est dans une excellente condition physique, déclara celui-ci. Il devrait se remettre rapidement.

— Pardonnez-moi d’interrompre cette charmante conversation, intervint Pitt. Mais pourriez-vous me dire où je suis ?

— Bienvenue à l’hôpital de l’U.S. Navy à Guantanamo, Cuba, lança le médecin. Mr. Giordino et vous avez été repêchés par l’un de nos hélicoptères. »

Pitt se tourna vers son adjoint :

« Tu n’as rien ?

— A part une ecchymose de la taille d’une pastèque à l’abdomen, il se porte comme un charme, répondit le médecin. Oh ! à propos, j’ai cru comprendre qu’il vous avait sauvé la vie. »

Pitt essaya de rassembler ses souvenirs.

« Je me rappelle que le steward du Leonid Andreïev était en train de jouer au base-ball avec ma tête.

— Il te tapait dessus avec un aviron, précisa Giordino. Je me suis laissé glisser à l’eau et j’ai plongé pour te rattraper par le bras et te ramener à la surface. Sans l’arrivée opportune d’un hélicoptère de la Navy, il se serait aussi occupé de moi. Les infirmiers ont sauté à l’eau et nous ont aidés à nous hisser à bord de l’appareil.

— Et Loren ? »

Al évita son regard.

« Elle est portée disparue.

— Disparue, tu parles ! s’écria Pitt en se redressant avec une grimace de douleur. Tu sais comme moi qu’elle était bien vivante et assise dans ce canot de sauvetage. »

L’expression de Giordino devint grave :

« Elle ne figure pas sur la liste des rescapés qui nous a été communiquée par le commandant du navire.

— Un bateau des Bougainville ! réagit brusquement Pitt tandis que la mémoire lui revenait. Le steward qui a tenté de nous assommer se dirigeait vers le… le…

— Le Chalmette, lui souffla son ami.

— Oui, le Chalmette. Il a dit qu’il lui appartenait. Et aussi, il m’a appelé par mon nom.

— Les stewards sont censés se souvenir des noms des passagers. Il te connaissait comme Charlie Gruber, cabine 34.

— Non. Il m’a accusé de me mêler des affaires des Bougainville et ses dernières paroles ont été : « Bon voyage, Dirk Pitt. »

Giordino haussa les épaules :

« Je ne comprends pas comment il pouvait te connaître. Et pourquoi un homme des Bougainville servirait-il à bord d’un paquebot soviétique ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Et pourquoi mentir au sujet de Loren ? »

Pitt se contenta de faire un geste d’impuissance.

« Dans ce cas, elle doit être prisonnière des Bougainville, reprit Al. Mais dans quel but ?

— Si tu arrêtais de poser des questions auxquelles je ne peux pas répondre, fit Pitt avec irritation. Où se trouve le Chalmette ?

— Il fait route vers Miami pour y déposer les survivants.

— Combien de temps suis-je demeuré inconscient ?

— Environ trente-deux heures, répondit le médecin.

— Alors il n’est pas trop tard. Le Chalmette ne touchera pas la côte de Floride avant plusieurs heures. »

Pitt s’assit sur son lit et posa les pieds par terre. La pièce se mit à tourner.

Le médecin s’avança pour lui prendre le bras.

« J’espère que vous n’avez pas l’intention de vous lever.

— J’ai l’intention d’être sur le quai quand le Chalmette arrivera à Miami », déclara Pitt avec une résolution implacable.

Le médecin le considéra d’un œil professionnel.

« Vous restez allongé pendant les quatre prochains jours, ordonna-t-il. Vous ne pouvez pas vous balader comme ça avec vos côtes cassées et nous ne savons pas encore si votre commotion est grave ou non.

— Désolé, docteur, intervint Giordino, mais ni vous ni lui n’avez plus votre mot à dire. »

Pitt le dévisagea d’un air furieux :

« Et qui va m’empêcher d’aller à Miami ?

— L’amiral Sandecker, d’abord, et le secrétaire d’Etat Douglas Dates ensuite, répondit son adjoint d’un ton détaché. Tu as l’ordre de t’envoler pour Washington à l’instant même où tu auras repris connaissance. Nous avons peut-être de gros ennuis. J’ai l’impression qu’on a soulevé un drôle de lièvre en découvrant Moran et Larimer prisonniers à bord d’un navire soviétique.

— Ils attendront que j’aie retrouvé Loren.

— Je m’en charge. Tu vas à Washington et moi à Miami jouer les inspecteurs des douanes pour fouiller le Chalmette. Tout a été arrangé. »

Pitt, un peu tranquillisé, se détendit.

« Et Moran ? demanda-t-il.

— Il n’a pas perdu un instant pour filer, répondit Giordino avec colère. Dès qu’il a posé le pied ici, il a exigé qu’on le ramène à Washington. Je l’ai croisé dans le couloir de l’hôpital après l’examen de routine qu’on lui a fait subir. J’ai eu quelques mots avec lui et j’ai été à deux doigts de lui foutre mon poing sur la figure. Ce fumier n’a pas manifesté la moindre inquiétude pour le sort de Loren et il a paru ravi quand je lui ai annoncé la mort de Larimer.

— Un corrompu et un lâche », conclut Pitt avec une grimace de dégoût.

Un infirmier arriva avec un fauteuil roulant sur lequel on installa le blessé. Un gémissement lui échappa tandis qu’une douleur fulgurante lui transperçait la poitrine.

« Vous partez contre ma volonté, déclara le médecin. Je tiens à ce que ce soit clair. Je ne garantis rien en cas de complications.

— Je vous décharge de toute responsabilité, le rassura Pitt avec un sourire. Je ne dirai à personne que j’ai été votre patient. Votre réputation de médecin demeurera intacte. »

Giordino posa une pile de vêtements de la Navy et un petit sac en papier sur les genoux de Pitt.

« Voilà une tenue décente et ce qu’on a récupéré dans tes poches. Tu pourras t’habiller dans l’avion pour gagner du temps. »

Pitt tendit la main.

« Bonne chasse, Al. »

Son ami lui tapa sur l’épaule.

« Ne t’en fais pas. Je la retrouverai. »

Personne n’aurait pu se réveiller plus surpris qu’Alan Moran. Il se rappelait s’être endormi à bord du yacht présidentiel environ deux semaines plus tôt et ensuite avoir été traîné dans une limousine quelque part en Caroline du Sud. Son emprisonnement et son évasion du paquebot russe en flammes lui paraissaient irréels. Ce ne fut qu’à Washington, trouvant le Congrès et la Cour suprême muselés, qu’il récupéra son assurance de politicien accompli.

Il vit dans le désordre qui régnait l’occasion de satisfaire enfin son ambition dévorante de devenir Président des Etats-Unis. Ne jouissant pas de la popularité nécessaire à être élu, il était bien déterminé à s’emparer de la Maison Blanche par le biais de la Constitution. Avec Margolin disparu, Larimer mort et le Président à la merci d’une procédure d’impeachment, plus rien ne pouvait l’arrêter.

Moran tenait sa cour au centre de Jackson Square, en face de la Maison Blanche, répondant aux questions d’une meute de journalistes. Il était l’homme du jour et il se pavanait, fier de l’attention dont il était l’objet.

« Pouvez-vous nous préciser où vous avez passé ces deux dernières semaines ? demanda le correspondant du New York Times.

— Mais naturellement, fit-il de bonne grâce. Le chef de la majorité au Sénat, le sénateur Marcus Larimer, et moi avons décidé d’aller pêcher dans les Caraïbes, espérant quelques belles prises, mais surtout pour évoquer les affaires de notre grande nation.

— Les premières dépêches ont annoncé que le sénateur Larimer avait trouvé la mort au cours de la tragédie du Leonid Andreïev.

— Je dois malheureusement confirmer cette triste nouvelle, fit Moran, adoptant un ton solennel. Le sénateur et moi nous trouvions à 5 ou 6 milles du paquebot soviétique quand nous avons entendu une explosion et vu des flammes s’élever. Nous avons aussitôt donné l’ordre à notre capitaine de mettre le cap sur le navire en détresse. Lorsque nous sommes arrivés, le Leonid Andreïev était en feu de la proue à la poupe. Des centaines de passagers terrorisés se jetaient à l’eau, certains déjà transformés en torches vivantes. »

Il s’interrompit un instant pour ménager ses effets, puis reprit :

« J’ai aussitôt plongé, suivi du sénateur, pour me porter au secours de ceux qui étaient trop sérieusement blessés pour nager. Nous avons lutté ainsi pendant ce qui m’a paru des heures, aidant femmes et enfants à se hisser à bord de notre bateau. J’ai perdu de vue le sénateur, trop occupé à sauver ces pauvres gens. Lorsque je l’ai retrouvé, il flottait sur le ventre, apparemment victime d’une crise cardiaque due à l’épuisement. Vous pouvez me citer en écrivant qu’il est mort en héros.

— Combien de personnes avez-vous secourues ? demanda le correspondant d’United Press.

— Je n’ai pas compté, répondit Moran, s’enfonçant tranquillement dans le mensonge. Notre petit bateau était sur le point de couler sous le poids des rescapés. Aussi, plutôt que de devenir en quelque sorte la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase, j’ai préféré continuer à nager pour permettre à un autre de ces malheureux d’échapper à la mort. J’ai eu la chance d’être repêché par la Navy qui, je dois ajouter, s’est magnifiquement conduite.

— Saviez-vous que votre collègue Loren Smith se trouvait à bord du Leonid Andreïev ?

— Pas à ce moment-là. Je viens malheureusement d’apprendre qu’elle figure sur la liste des disparus. »

Curtis Mayo, le présentateur du journal télévisé de C.N.N., fit signe à son cameraman avant de s’avancer pour poser à son tour une question :

« Que pensez-vous de la décision sans précédent du Président de fermer le Congrès ?

— Je suis profondément choqué par cette mesure. Le Président, de toute évidence, a perdu la tête. Notre patrie est brusquement passée de la démocratie au fascisme. Je suis résolu à tout mettre en œuvre pour qu’il soit relevé de ses fonctions. Et le plus tôt sera le mieux.

— Et comment comptez-vous vous y prendre ? insista Mayo. Chaque fois que les membres de la Chambre se réunissent pour entamer la procédure d’impeachment, le Président envoie la troupe les disperser.

— Cette fois, ce sera différent, affirma Moran d’un ton catégorique. Demain matin à dix heures, le Congrès va entrer en session à l’université George-Washington. Et afin de pouvoir siéger sans être interrompus par l’armée dont le Président use de façon tout à fait illégale, nous avons l’intention de nous opposer à la force par la force. Je me suis entretenu avec mes collègues de la Chambre et du Sénat des Etats voisins du Maryland et de Virginie. Ils ont réussi à convaincre leurs gouverneurs de nous aider à assurer nos droits constitutionnels en mettant à notre disposition des unités de la Garde nationale.

— Recevront-elles l’ordre de tirer ? demanda le journaliste, flairant l’odeur du sang.

— Si elles sont attaquées, elles riposteront », répondit froidement Moran.

« Ainsi naissent les guerres civiles, fit Douglas Dates d’un air abattu en éteignant la télévision pour se tourner vers Emmett, Mercier et Brogan.

— Moran est aussi fou que le Président, déclara le directeur du F.B.I. en secouant la tête avec une grimace.

— Je plains le peuple américain avec de pareils dirigeants, murmura Mercier.

— Comment croyez-vous que les choses vont se passer à l’université ? demanda le secrétaire d’Etat à Emmett.

— Les forces spéciales et les marines qui patrouillent autour du Capitole sont des professionnels très bien entraînés. Ils garderont leur sang-froid et ne tenteront rien de stupide. C’est la Garde nationale qui m’inquiète. N’importe lequel de ces soldats de fortune, pris de panique, n’hésitera pas à ouvrir le feu. Cette fois, cela provoquera un véritable bain de sang car ils auront en face d’eux des tireurs d’élite.

— Et la situation pourrait devenir encore plus catastrophique si des parlementaires tombaient, victimes de balles perdues, ajouta Mercier.

— Il faut arrêter le Président sans délai, dit Oates.

— Dans ce cas, nous devons abandonner l’idée du professeur Edgely.

— Prévenir un massacre me paraît plus important que de désinformer les Russes », déclara le secrétaire d’Etat.

Brogan, les yeux au plafond, réfléchissait.

« Je crois avoir un moyen de gagner sur les deux tableaux », fit-il.

Oates sourit.

« J’entends cliqueter les rouages de votre cerveau, Martin. Quel plan machiavélique la C.I.A. a-t-elle dans sa manche ?

— Une solution pour aider le professeur Edgely », répondit Brogan avec une petite lueur de ruse dans le regard.

 

Panique à la Maison-Blanche
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